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Dictionnaire de l'Académie française (1762) |
Je vous présente aujourd'hui la quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie française, publiée en 1762. Cette édition a une bonne renommée. C'est probablement la meilleure des quatre éditions parues au XVIIIe siècle (1718, 1740, 1762, 1798). Pour la qualifier les commentateurs citent souvent une opinion qu'on trouve dans la Préface de la sixième édition du Dictionnaire, parue en 1835. Cette Préface a été écrite par Abel-François Villemain, ancien secrétaire perpétuel de l'Académie. Voici ce qu'il dit de cette édition: "L'édition de 1762 est la seule importante pour l'histoire de notre idiome, qu'elle reprend à un siècle de distance des premières créations du génie classique, et qu'elle suit dans une époque de création nouvelle. Cette édition, en général retouchée avec soin, et, dans quelques parties, par la main habile de Duclos, prêterait à plus d'une induction curieuse sur le travail des opinions et le mouvement des esprits. Du reste, dans sa nomenclature étendue et correcte, elle montre bien qu'une langue fixée par le temps et le génie n'a pas besoin de se dénaturer pour traiter tous les sujets, suffire à toutes les idées." Et Villemain continue son généreux commentaire : "Les expressions scientifiques y sont plus nombreuses, les définitions plus précises, les exemples mieux choisis et plus souvent empruntés au style des livres, les idiotismes familiers plus rares." Sa seule réserve au sujet de l'édition de 1762 : "Il y manque ce que l'époque déjà avancée de la langue commençait à rendre plus utile, l'histoire de son origine et ses variations". ( Tiré de la Préface de la sixième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1835), page xxx ).
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Première page des définions, tome premier ( Dictionnaire de l'Académie française , 1762) |
Cette quatrième édition, de 1762, a été publiée en deux tomes in-folio, à Paris,
"Chez la Veuve de Bernard Brunet, Imprimeur de l'Académie Françoise, Grand'Salle du Palais, & rue basse des Ursins". Le tome premier a 984 pages de texte, le second en a 967 ; je ne compte pas les pages de titre, la préface... L'exemplaire que je présente est en reliure d"époque, en cuir curieusement tacheté, faute d'un meilleur mot que je ne trouve pas, et qui fait penser à l'écriture chinoise. Je possède plusieurs dictionnaires mais c'est le seul dont la reliure a des motifs aussi bizarres. Je fais appel aux spécialistes en reliure qui lisent ce blogue; ils auront peut-être le mot juste pour décrire le curieux tatouage de la reliure:
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Reliure de l'exemplaire ( Dict. de l'Académie, 1762 ) |
Cette quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie fait un
"changement assez considérable" par rapport aux précédentes. Pour reprendre les mots de la Préface,
"On a séparé la voyelle I de la consonne J, la voyelle U de la consonne V, en donnant à ces consonnes leur véritable appellation; de manière que ces quatre lettres qui ne formaient que deux classes dans les Éditions précédentes, en forment quatre dans celle-ci; et que le nombre des lettres de l'Alphabet François qui étoit de vingt-trois, est aujourd'hui de vingt-cinq." Dans les anciennes éditions, comme on confondait la voyelle I et la consonne J, on rencontrait par exemple à la suite, dans les définitions, les mots
Jambe, Iambe, Jambette, Iambique, Jambon... Voici une photo tirée de l'édition précédente (1740) où on voit que
Iambique côtoie
Jambon:
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Iambique, Jambon à la suite ( 1740) |
Dans l'édition de 1762, on commence d'abord par la lettre I et on repousse plus loin le J. C'est l'ordre moderne qu'on établit. Donc l'Iambe ne côtoie plus le Jambon ! La première page des I de l'édition de 1762 confirme cet ordre nouveau. On donne l'explication dans la colonne de gauche, sous le I, juste en haut du mot Iambe. Je note en passant que le mot Iambique, qu'on voyait en 1740, est disparu. Cliquez sur la photo pour l'agrandir; revenez avec votre "retour de page" (pas le X de votre ordinateur).
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Première page des I (1762) |
Et comme on confondait anciennement la voyelle U et la consonne V (nommée U consonne) on rencontrait par exemple, à la suite, les mots
...Vrai-semblance (ancienne orthographe)
, Urbanité... ou les mots
...Utilité, Vue... Voici une autre photo tirée de l'édition précédente, parue en 1740 :
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Utilité, Vue à la suite (1740) |
Dans l'édition de 1762 on commence par la lettre U et on repousse plus loin tous les mots qui commencent par V, comme on le fait aujourd'hui. Le mot "utilité" qui côtoyait le mot "vue" dans l'exemple plus haut, ne côtoiera plus que des mots commençant par U. C'est l'ordre moderne qui s'établit en 1762: on sépare les U des V. Désormais, comme l'Académie le dit sur cette page, près de la lettrine V, le V est
"...la vingt-deuxième lettre de l'Alphabet François, qu'on appelait abusivement V (note: lire U)
consonne, & que dans l'appellation moderne on nomme Ve. De sorte que l'on dit aujourd'hui un V, comme dans la dernière syllabe des mots, Rave, fève, &c. "
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Fin des U, début des V (1762) |
Cette longue démonstration, qu'il fallait faire, a beaucoup allongé cet article. Je vais passer rapidement sur les changements à l'orthographe en citant la fin de la Préface qui les explique bien. Je copie avec l'orthographe du temps: quand vous lisez
"étoient", "marquoit", prononcez "étaient", "marquait"... Voici l'extrait : (...)
"Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres doubles qui ne se prononcent point. Nous avons ôté les lettres B, D, H, S, qui étoient inutiles. Dans les mots où la lettre S marquoit l'allongement de la syllabe, nous l'avons remplacée par un accent circonflèxe. Nous avons encore mis, comme dans l'Edition précédente, un I simple à la place de l'Y, partout où il ne tient pas la place d'un double I, ou ne sert pas à conserver la trace de l'étymologie. Ainsi nous écrivons Foi, Loi, Roi, &c. avec un I simple; Physique, Synode, avec un Y, qui ne sert qu'à marquer l'étymologie. Si l'on ne trouve pas une entière uniformité dans ces retranchemens, si nous avons laissé dans quelques mots la lettre superflue que nous avons ôtée dans d'autres, c'est que l'usage le plus commun ne nous permettoit pas de la supprimer."
C'est bien expliqué mais le début de cet extrait reprend une explication qu'on trouve dans la Préface de l'édition précédente, celle de 1740. Je comprends qu'on veut continuer dans l'édition de 1762 des changements initiés dans l'édition de 1740. Je me pencherai plus tard sur l'évolution de l'orthographe dans les différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie en montrant l'orthographe changeante de plusieurs mots au fil des éditions.
Cette édition de 1762 en deux volumes in-folio
"est la première dont le commerce se soit emparé pour l'exploiter". Je cite ici Félix-Titus Courtat dans sa précieuse
"Monographie du Dictionnaire de l'Académie française" ( Paris, Henri Delaroque, libraire, 1880 ). Courtat a trouvé pas moins de huit éditions de format in-quarto qui ont suivi l'édition in-folio de 1762 et qui n'en sont, finalement, qu'un plagiat commercial. Voici les dates que Courtat donne pour ces éditions: 1765, 1772, 1776, 1778, 1786, 1788 (sous le faux millésime 1786), 1789 et 1793. Et selon ce chercheur il y probablement eu d'autres éditions in-quarto: un avocat du nom de Delamalle aurait parlé d'une édition de 1779
"...due à Servière, libraire à Paris,..." tandis que
"Brunet parle d'une autre édition, Serrière, Paris, 1789." On voit souvent de ces éditions in-quarto qu'on offre en vente sur internet. Essayez plutôt de vous procurer la belle édition in-folio de 1762 plutôt que de pâles copies.