mercredi 5 janvier 2011

ROUGE BORD. Un rouge bord. Boire à rouge bords. Locution vieillie.

Demi-bouteille de Bordeaux (1900)

Il y a des gestes qu'on fait depuis des siècles mais les mots pour le dire se perdent. On nommait anciennement "rouge bord" un verre de vin rempli à capacité. Et quand on buvait du vin sans retenue, on buvait "à rouge bords". Je n'ai pas trouvé, après une recherche rapide, une locution "blanc bord". Voyez, au centre de la photo, la définition que donne de "rouge bord" la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694):

Dictionnaire de l'Académie française (1694)

Les autres grands dictionnaires de l'époque donnent la même définition. Voici ce que dit le Dictionnaire de Richelet, ici dans l'édition de 1728 :

Dictionnaire de Richelet (1728)

Lisez maintenant la définition que donne le Dictionnaire de Furetière, dans l'édition de 1701 qu'on doit à Basnage de Bauval. Je me répète mais je prépare une remarque qui viendra un peu plus bas.

Dictionnaire de Furetière (1701)

Voici la remarque promise. Les éditeurs des dictionnaires copient souvent ceux qui les ont précédés. Gardez l'oeil sur la définition de "rouge bord" du Furetière de 1701 qui est juste en haut et voyez ici bas celle que donne le Dictionnaire de Trévoux dans son édition de 1771. Même texte. Même exemple :

Dictionnaire de Trévoux (1771)

On voit bien ici que le "copier-coller" ne date pas d'aujourd'hui. D'ailleurs le Trévoux, publié d'abord en trois volumes, en 1704, a été au début le plagiaire du Furetière avant de prendre son propre élan qui aboutira finalement à la meilleure et dernière édition, celle de 1771, en huit volumes. On comprend que les dictionnaires qui se succèdent ne peuvent pas réinventer la roue à chaque définition mais on les apprécie plus quand ils enrichissent ou complètent le travail de ceux qui ont écrit avant eux. Raison de plus pour saluer le génie et le travail de ceux qui ont écrit, les premiers, les grands dictionnaires de la langue française. Je pense ici à Pierre Richelet, qui nous a donné en 1680 le premier dictionnaire monolingue français, qui porte son nom. Je pense à Antoine Furetière dont on a publié l'excellent dictionnaire en 1690; un dictionnaire qui a sans doute pris du bois dans les travaux de l'Académie mais qui a beaucoup défriché lui-même, ne serait-ce qu'au plan encyclopédique.  Et je pense à la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, publiée en 1694, critiquée par les contemporains, mais qui demeure un monument dont la pureté surpasse les défauts.

Dictionnaire de l'Académie française (1694), page de titre du tome premier.

Si je ne gardais qu'une seule des huit éditions complètes du Dictionnaire de l'Académie parues à ce jour, je garderais la première, celle de 1694, sans même tenir compte de sa rareté ou de sa valeur marchande. Ce dictionnaire n'est pas le plus complet mais on y trouve une beauté simple, sans fard, qui charme plus par sa nudité que par ses ornements. Je préfère, finalement, la perfection des formes de la courtisane Phryné, probablement  parce qu'elle a été la première à avoir été dénudée devant ses juges. C'est une histoire intéressante, qu'on trouve dans le Larousse du XIXe siècle, et que je raconterai peut-être un jour.
Pour terminer dans les effluves du vin, je vous laisse deux extraits du "Capitaine Fracasse" (1863) de Théophile Gautier où on trouve la locution "rouge-bord", ici avec un trait d'union. Ce sont des photos, bien imparfaites, d'un exemplaire trouvé sur internet grâce à Google Livres. Le Larousse du XIXe siècle donne la citation qu'on trouve dans la seconde photo ( "Le Baron (...) rouge-bord qui l'acheva." ).



Je vous laisse là-dessus cher lecteur. L'heure du vin sonne !
P.-S. Pour voir en très gros blanc la photo qui coiffe cette article cliquez deux fois sur l'image.

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Pierre,

Une demi-bouteille de Bordeaux et un verre pas tout à fait '' rouge bord ''.......Superbe photo.

Heureux d'apprendre une nouvelle expression.....d'autant plus que tourne autour d'elle '' Rubis et Topaze '' '' Bon coeur et princesses ''........que de charmantes motivations en ce début d'année.

Merci, Pierre de cette première recherche 2011....d'abord à relire et ensuite à boire rouge-bord.

Belle journée.

Michel Zimmermann
Québec

Pierre Bouillon a dit…

Bonsoir Michel,
Merci pour votre commentaire. Vous me parlez de "Rubis et Topaze" et de "Bon coeur et princesses". Est-ce qu'il s'agit de pierres semi-précieuses de la couleur du vin rouge de Bordeaux ? Éclairez-moi. Pierre B.

Anonyme a dit…

Merci Pierre,
pour cette belle leçon où l'on voit que culture rime avec nature.
A quand internet,
qui nous permette
aussi de humer
et gouter un tel nectar.
Bonne Année et ... bonne santé à vous.
Sandrine.

Pierre Bouillon a dit…

Merci Sandrine. La demi-bouteille est bien de 1900 mais je l'ai achetée vide.Si j'achetais moins de vieux dictionnaires je pourrais peut-être me payer à l'occasion du vin rare...Je me contente de lire les étiquettes! Pierre B.

Pierre a dit…

C'est reparti de plus belle, Pierre, et cette expression si elle n'est plus utilisée chez nous, en France, a au moins le mérite d'être claire. Je m'en vais, de ce pas, la resservir pendant les repas entre amis !

Je suis sur que vous avez au Québec, du fait de l'éloignement géographique ancien, plein d'expressions qui mériteraient de revenir au pays sous les ovations du public ;-))

Pour ce qui est du 1er dictionnaire de l''Académie, j'en suis encore au stade où je le convoite mais je suis bien d'accord avec vous pour dire que c'est une édition originale et suffisante. Pierre

Anonyme a dit…

Cette bouteille est en effet trés belle avec son etiquette; et le terme "rouge bord" est bien plus joli que "ras bord".
ras... rouge... je ne suis pas linguiste mais cela me sonne aux oreilles, au risque de dire des bêtises, ce ne seront ni les premieres, ni les derniéres.
Sandrine.

Pierre Bouillon a dit…

Bonjour Pierre,
Mon exemplaire de la première édition du Dictionnaire de l'Académie a été arraché de haute lutte à l'occasion d'une vente aux enchères à Montréal. Un ami enchérissait pour moi. Il faudra que je publie un jour, avec sa permission, son compte-rendu de cette soirée enflammée.
Il y a sans doute des expressions québécoises, ou françaises, moins connues, qui mériteraient d'être propagées. Notre langue est très belle. Il suffit de la découvrir...
Pierre B.

calamar a dit…

à propos d'expressions méconnues, le second extrait du "Capitaine Fracasse" en donne un bel exemple : rubis sur l'ongle... le contexte est assez différent de l'emploi moderne.

Pierre Bouillon a dit…

Rubis sur l'ongle...J'ai déjà fait une recherche rapide au sujet de l'origine de cette expression mais sans trouver une explication vraiment satisfaisante. Il faudrait peut-être que je reprenne cette recherche.
Salutations
Pierre

Anonyme a dit…

Autre exemple :
http://fr.wiktionary.org/wiki/rouge-bord

Dans Littré on lit (art. rouge, 5°):
« Un rouge bord, un verre de vin plein jusqu'aux bords (lotion vieillie). »
Le pluriel "bords" me semble fautif ...

Pierre Bouillon a dit…

Merci pour votre commentaire. Je prends le "...rouge bords" dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694). Voir la photo de la définition de ce dictionnaire au début de l'article. Cela dit, on tombe souvent sur des variations d'un dictionnaire à l'autre et, bien sûr, d'un siècle à l'autre. Je vais tenir compte de votre remarque et pousser mes recherches. Cordialement, Pierre Bouillon.

Anonyme a dit…

Bonjour,
on trouve aussi l'expression avec un trait d'union chez A. France à la fin du chap. V des "Opinions de Jérôme Coignard": "Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître ..."
Eric

Pierre Bouillon a dit…

Bonjour Éric,
Je vous remercie pour votre commentaire. Il enrichit cet article et il égaye ma journée.
Cordialement,
Pierre B.