ESTRE ( Dictionnaire de l'Académie française . 1718 ) |
ÊTRE ( Dictionnaire de l'Académie française. 1740 ) |
Une lectrice de la belle Italie m'a demandé, en commentant mon article précédent, à quelle époque on a abandonné le S du verbe ESTRE, qu'on écrit aujourd'hui ÊTRE. La réponse courte : en 1740, en tout cas pour l'Académie française. Pour l'Académie, car Pierre Richelet a fait le changement dès 1680 dans la première édition de son Dictionnaire. On voit sur la première photo qui coiffe cet article que l'Académie écrit ESTRE dans la deuxième édition de son Dictionnaire, parue en 1718. Mais dans l'édition suivante, parue en 1740, l'Académie change l'orthographe: elle supprime le S et ajoute un accent circonflexe sur le E comme on le voit sur la deuxième photo. Cette réponse étant faite pour le mot ÊTRE cela nous conduit à une explication plus large qui touche l'évolution de l'orthographe d'une foule de mots qui contenaient un S silencieux.
Dans l'ancienne orthographe de nombreux mots avaient à l'intérieur une lettre S qu'on ne prononçait pas et qui signifiait seulement que la syllabe était longue. On écrivait épistre, estre, isle, maistre... qu'on écrit aujourd'hui épître, être, île, maître... Voici ce qu'on lit dans " Les principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise" par Restaut, neuvième édition, à Paris, 1764 :
Grammaire de Restaut , 9e édition, 1764 |
Grammaire de Restaut (1764), page de titre |
Cette disparition de la lettre S silencieuse, qu'on trouvait à l'intérieur de plusieurs mots, a dû se préparer pendant des décennies mais c'est en 1740, dans la troisième édition de son Dictionnaire, que l'Académie française fait sienne cette nouvelle orthographe, quitte à concéder à l'occasion la présence de l'ancienne façon d'écrire. Suivons, par exemple, l'évolution du mot ÎLE dans trois éditions successives du Dictionnaire de l'Académie: on écrit ISLE en 1718, on donne ISLE ou ÎLE en 1740, puis seulement ÎLE en 1762. Voyez les trois photos:
ISLE ( Dictionnaire de l'Académie française, 1718 ) |
ISLE ou ÎLE ( Dictionnaire de l'Académie française, 1740 ) |
ÎLE ( Dictionnaire de l'Académie française, 1762 ) |
Puisque nous avons ci-haut trois photos sous la main, remarquez l'évolution de l'orthographe du mot "côté" qui valide ce que nous venons d'expliquer.
En 1718, on trouve dans la définition du mot ISLE : "...terre entourée d'eau de tous costez." Le S est là. En 1740, le S disparaît et on met un accent circonflexe sur le O : "...terre entourée d'eau de tous côtez. Puis, finalement, en 1762, la marque du pluriel "ez" devient "és": "...terre entourée d'eau de tous côtés." Je reviendrai dans un autre article sur ce changement de la marque du pluriel.
Vous aurez remarqué à la lecture de cet article que l'accent circonflexe rappelle, dans les exemples cités, la disparition du S. C'est donc une faute d'écrire ÎSLE (le vieux S plus un accent circonflexe sur le I) comme je l'ai déjà vu sur une affiche. Attention cependant: l'accent circonflexe peut rappeler aussi la disparition d'une double voyelle : par exemple on écrivait anciennement aage tandis qu'aujourd'hui on écrit âge.
Veuillez noter que de nombreux mots qui commençaient par ES... dans la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1718) commencent par É... dans la troisième édition (1740 ). Par exemple les mots esbahir, esbauche, esclat, esclorre, escole, escrire...etc. (Dictionnaire de 1718) deviennent ébahir, ébauche, éclat, éclorre, école, écrire... (Dictionnaire de 1740). Je reviendrai sur l'évolution de l'orthographe, sans doute à l'occasion de la présentation de ces éditions du Dictionnaire de l'Académie française (1718, 1740).
Veuillez noter que de nombreux mots qui commençaient par ES... dans la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1718) commencent par É... dans la troisième édition (1740 ). Par exemple les mots esbahir, esbauche, esclat, esclorre, escole, escrire...etc. (Dictionnaire de 1718) deviennent ébahir, ébauche, éclat, éclorre, école, écrire... (Dictionnaire de 1740). Je reviendrai sur l'évolution de l'orthographe, sans doute à l'occasion de la présentation de ces éditions du Dictionnaire de l'Académie française (1718, 1740).
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9 commentaires:
bonjour Pierre, article tout aussi passionnant que le précedent.
On attend les suivants;
Ce qui me semble étonnant c'est le peu de temps entre les deux version de ces mots, de 1718 à 1740, soit 22 ans, une génération pour établir une régle, vers le plus simple.
Bien à vous .
Sandrine
Bonjour Sandrine, la période de 1718 à 1740 peut sembler assez courte pour établir un tel changement. Je crois que l'Académie s'est inclinée devant un usage qui se répandait depuis des décennies et qu'elle lui a donné l'ultime approbation. Les cassures qui provoquent les avalanches se font vite mais la neige qui les prépare s'est accumulée depuis longtemps! Comme je l'ai indiqué dans l'article, Richelet avait fait le changement dès 1680.
Bien à vous,
Pierre B.
L'apparition de l'accent circonflexe (très bien expliquée -encore une fois, bravo !) me fait penser, en tapant sur mon clavier, à la position du tréma au cours du temps dans un mot.
Pouvez-vous vérifier si elle a changé avec le temps (1718 et 1740 par exemple) ? Pierre
Merci Pierre. Je n'ai jamais fait de recherches sur le tréma même si je le vois souvent dans mes vieux dicos. Anciennement on écrivait poësie, et non poésie.Voilà une excellente suggestion.
Salutations amicales.
Pierre
Bonjour ,
Oui, oui , j'avais bien compris que c'était un usage progressif à l'origine de cette orthographe différente, un peu comme "passé dans les moeurs"; Mais je reste toujours curieuse de savoir par quel procédé mystérieux, telle ou telle autre régle a été déclarée valable et donc écrite, formulée clairement. Fallait-il qu'il y ait un observatoire du parlé populaire ou du langage écrit efficace. Le théatre, la littérature, les procés...
Je maitrise mal ce savoir, donc vos explications sont précieuses.
Merci Pierre.
Bien à vous
bonne journée.
Sandrine.
Bonjour Sandrine,
Je ne sais pas moi non plus "par quel procédé mystérieux" l'Académie décide de trancher en faveur d'une règle, d'une orthographe nouvelle...Dans ses préfaces l'Académie parle souvent, bien sûr, de l'usage; elle en tient compte mais elle ne s'y soumet pas aveuglément. Vous soulevez une grande question. Je la garde à l'esprit mais je crains de ne jamais pouvoir y répondre de façon vraiment satisfaisante. Mais je reviendrai sur les préfaces du Dictionnaire de l'Académie où la Compagnie s'explique sur ses choix. J'avais d'ailleurs préparé un extrait pour cet article mais je ne l'ai pas mis pour ne pas trop allonger.
Merci pour votre commentaire.
Bien à vous.
Pierre B.
Merci Pierre de votre réponse. Cela fait autant d'articles et de recherches à faire pour votre blog;
Sandrine.
Bonjour Pierre,
Merci pour cet article très clair et très enrichissant.
Je constate avec plaisir que les lecteurs vous engagent à toujours plus de recherches de votre part.....une belle confiance envers vous et votre superbe collection de dictionnaires.
Je vous souhaite une agréable journée.
Michel Zimmermann
Québec
Bonsoir Michel,
L'intérêt de mes lecteurs et la générosité de leurs commentaires me condamnent à un travail de forçat!
Je dois pousser mes recherches afin de présenter des articles toujours intéressants mais des occupations professionnelles que je mène toujours me prennent du temps; voilà un beau problème dont je ne veux pas me plaindre. En parcourant mes vieux dictionnaires je découvre à chaque page des sujets d'articles: mots rares ou oubliés, orthographes modifiées,définitions sexistes ou racistes, proverbes amusants...Je griffonne souvent sur des bouts de papier de courtes notes qui deviendront peut-être des articles. Je veux accorder la priorité, dans les prochaines semaines, à la présentation des éditions du Dictionnaire de l'Académie française. Mais dans l'édition de 1762 que je viens de présenter et les plus anciennes que je montrerai ( 1740, 1718, 1694 ) le contenu est si riche et invitant que je pourrais m'attarder longtemps sur une seule édition. Je mesure mieux aujourd'hui le privilège que j'ai de les posséder toutes. Mon but: partager au mieux leur contenu et témoigner de la richesse de notre belle langue française.
Je vous souhaite une belle fin de semaine.
Pierre
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