Il y a un peu plus d'un an, j'avais vu à mon étonnement que Michel David, le chroniqueur politique du quotidien "Le Devoir", avait coiffé sa chronique du jour par le titre " Un tiens vaut mieux" . Une allusion, bien sûr au célèbre proverbe " Un tien(s) vaut mieux que deux tu l'auras ". Le "s" au bout du mot "tien" choquait mon oeil. Sans prendre le temps d'ouvrir le dictionnaire j'envoie immédiatement un courriel à monsieur David, que je connais un peu pour l'avoir souvent croisé pendant mes années de journalisme ou de politique. Sachant qu'il a une bonne plume et qu'il tient au bon français, je lui tiens ce courriel pour lui reprocher amicalement d'avoir fait une faute en ajoutant un "s'' au mot "tien". Je termine mon courriel par un mot d'encouragement : même les meilleurs trébuchent lorsqu'il s'agit de la langue française. La réplique du chroniqueur m'a laissé bouche bée : il m'explique, avec une bienveillante générosité, que le mot "tien'' prend bien un "s". Et il me retourne avec ironie mon encouragement en me disant, à son tour, que même les meilleurs peuvent trébucher. Je saute sur mon Petit Larousse; les pages roses confirment que Michel David a bien raison. Je suis devenu, à ma courte honte, l'arroseur arrosé. Voici un extrait tiré des pages roses du Petit Larousse 2005; il y a bien un "s" qui termine le mot "tien" dans le proverbe. Voyez, au centre de la photo :
Le Petit Larousse ne fait pas exception. Les dictionnaires modernes ou publiés depuis le XIXe siècle mettent un "s" à la fin de "tien''. Voici, par exemple, un extrait de la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie française ( 1932-1935 ) :
Voici un dernier exemple, pour ne pas surcharger. Je le prends ici dans le dictionnaire du grand Émile Littré (1883). Il y a toujours un "s". Le lexicographe cite Jean de La Fontaine, comme la plupart des dictionnaires d'ailleurs:
La cause semble entendue. Les dictionnaires du XIXe siècle, du XXe siècle ou du siècle actuel que j'ai consultés écrivent tous "Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras". Il en va de même pour les éditions de 1740, de 1762 et de 1798 du Dictionnaire de l'Académie française. Je ne sais pas pour la seconde édition, celle de 1718; je ne la possède pas et son tome second n'est pas disponible sur internet.
Attention. Je vais vous surprendre. Consultons le fameux Dictionnaire de Trévoux dans sa dernière et meilleure édition, celle de 1771. Il n'y a pas de "s". On y écrit "...un tien vaut mieux que deux tu l'auras;..." Voyez la photo :
Continuons avec le célèbre dictionnaire de Pierre Richelet, dont la première édition ( 1680 ) a été publiée du vivant du grand La Fontaine. Richelet, comme le dictionnaire de Trévoux, ne met pas de "s" à la fin du mot "tien''. Tiens, tiens, tiens. Voyez au bas de la photo que j'ai prise de mon exemplaire de 1728 :
Je sens que les partisans du "s'' à la fin du "tien'' sont obligés de se tenir aux crins de leur cheval ! Je donne un autre coup en faisant appel au premier et plus célèbre dictionnaire de l'Académie française, celui de 1694. Pas de "s" . Voyez le haut de la photo. ( Comme toujours : cliquez sur les photos si vous voulez les agrandir; cliquez ensuite sur votre "retour de page" pour revenir sur le blogue ).
Je souligne que Jean de La Fontaine, dont la plupart des dictionnaires aiment se réclamer quand ils citent le fameux proverbe, est alors, en 1694, un membre de l'Académie française. Il a été reçu en 1684. Le fabuliste a participé à la rédaction du premier dictionnaire de l'Académie, qui ne met pas de "s" à " Un tien..." je le répète. Je suppose que Jean de La Fontaine aurait fait ajouter un "s" s'il en avait voulu un. Il mourra le 13 avril 1695.
Pour conclure, allons à la source. On sait que les éditions anciennes ou modernes des Fables du grand La Fontaine, qu'on reproduit dans la plupart des dictionnaires, mettent toujours un "s" au mot "tien". Voici un exemple parmi mille: l'édition de 1769, à Paris, avec les commentaires de M. Coste. La fable, que tous connaissent, et d'où est tiré le fameux passage proverbial, a pour titre " Le petit Poisson & le Pêcheur " . Elle est dans le livre Cinquième. C'est la fable III. Voyez la fin de la fable, au bas de la photo :
On voit que l'éditeur a mis un "s" à "tien". Il justifie son choix en prêtant au mot "tiens" le sens d'un ordre, d'un impératif ( Sa note (1) : " Prens cela, je te le donne ". ) Si on accepte ce point de vue, il faut un "s". Mais la fable a beaucoup moins de force que si on met le possessif "tien". Si on lui dit "Tiens",en lui montrant un poisson, le pêcheur ne l'a pas encore tout à fait. Si le poisson est "sien", cependant, il le possède vraiment. C'est d'ailleurs en mettant une majuscule au début de "Tien" que des dictionnaires forcent, si je puis dire, l'impératif, et justifient le "s" final. Voyez le grand dictionnaire de Paul Robert dans son édition de 1965 :
Il faut conclure. Je m'en remets à la rare édition originale des Fables, publiée en 1668 chez Claude Barbin.
C'est le document qui est, à ma connaisance, le plus proche de la main, et finalement de la pensée du grand fabuliste car je ne sache pas que le manuscrit des Fables ait survécu. Je ne possède pas ce livre rare, mais je vous montre ici deux photos de l'exemplaire qui est en ligne sur le site "Gallica" de la Bibliothèque Nationale de France. D'abord la page de titre ( photo ici de mon écran d'ordinateur ) :
Et maintenant, voyons la fin de la fable. Il n'y a pas de majuscule à "tien" et il n'y a pas de "s" :
Le grand fabuliste, maître absolu de la langue française, savait que ce qu'on tient vaut mieux que ce qu'on nous tend. Bref : La Fontaine n'a pas mis de "s" à tien parce qu'il n'en fallait pas . Les éditeurs ou les correcteurs des Fables qui ont suivi ont cru qu'il fallait un impératif, donc un "s", donc parfois un "T" majuscule à "Tiens" pour justifier le "s" final, ou encore des italiques pour simuler un interlocuteur. En ces matières, je préfère suivre La Fontaine dans l'édition originale de ses Fables ainsi que trois grands dictionnaires: deux de son époque ( Académie de 1694, Richelet ) et plus tard le Trévoux. Je pense qu'on a copié depuis une erreur faite de bonne foi dans une édition ancienne des Fables où on avait cru que le mot "tien" était un impératif substantivé. Tous les dictionnaires sont tombés dans le panneau parce qu'ils croyaient suivre La Fontaine, maître absolu, alors qu'ils suivaient une mauvaise édition de ses Fables, sans doute plus accessible que l'originale.
On lira encore dans les dictionnaires, pendant des siècles sans doute, le fameux "Un tiens vaut mieux que deux tu auras". Et ces dictionnaires, qui montrent plus souvent la voie qu'ils ne nous égarent, je les respecte bien sûr et je les appellerai à mes côtés demain sans doute. Je veux dire en terminant que tous ceux qui écrivent " Un tiens..." ne font pas de faute; on n'en fait pas quand on a le Littré, le Grand Robert et la quasi totalité des dictionnaires de l'Académie à ses côtés. Mais comme j'ai la chance de posséder plusieurs vieux dictionnaires que peu de gens ont à la main j'aime bien partager les vieux mots qui y dorment, comme des papillons épinglés qui s'envolent au vent de notre pensée.
On lira encore dans les dictionnaires, pendant des siècles sans doute, le fameux "Un tiens vaut mieux que deux tu auras". Et ces dictionnaires, qui montrent plus souvent la voie qu'ils ne nous égarent, je les respecte bien sûr et je les appellerai à mes côtés demain sans doute. Je veux dire en terminant que tous ceux qui écrivent " Un tiens..." ne font pas de faute; on n'en fait pas quand on a le Littré, le Grand Robert et la quasi totalité des dictionnaires de l'Académie à ses côtés. Mais comme j'ai la chance de posséder plusieurs vieux dictionnaires que peu de gens ont à la main j'aime bien partager les vieux mots qui y dorment, comme des papillons épinglés qui s'envolent au vent de notre pensée.
Pardonnez ce long exposé. Vos commentaires seraient appréciés.
16 commentaires:
Il faut se méfier de sa première impression... C'est souvent la bonne.
"Ce qu'on tient vaut mieux que ce qu'on nous tend" est, sans nul doute, la morale qu'il faut tirer de cette fable. Donc pas de "s".
Par contre, "tradition fait loi" et les deux orthographes peuvent être acceptées.
La première est réservée aux gens instruits, la seconde aux gens cultivés.
Pierre
Super article, vous avez gagné un lecteur. Signé un jeune bibliophile qui pour ses loisirs se conscre entre autre à des recherches sur l'accord des participas passés des verbes pronominaux...
Bonsoir Pierre,
je viens de vous envoyer par mail deux photos d'une édition ancienne des Fables dans laquelle il n'y a pas non plus de s à tien.
Bonne journée,
B.
À : Pierre
Merci pour ce commentaire éclairé et fort bien tourné qui me conforte. Cet article sur " Un tien..." a été exigeant au plan de la recherche mais c'est surtout oser douter de monuments de la lexicographie qui a été le plus fatiguant.Cela dit, ce cas est isolé et ces maîtres seront toujours mes guides.
Merci donc.
Pierre B.
À : Benoît
Merci pour votre bon commentaire.
Je suis content de vous accueillir comme nouveau lecteur. J'essaierai
de ne pas trop vous décevoir. Je vous confesse que je vais veiller à ne jamais utiliser des participes passés de verbes pronominaux pour éviter votre censure ( "censure" au sens ancien bien sûr ).
Pierre B.
À : Bertrand
Merci beaucoup pour les deux photos de l'édition ancienne des Fables dans laquelle il n'y a pas de "s" à tien. J'ai reçu les photos avec la joie d'un vieil explorateur qui soutient, un peu seul, que la terre n'est pas plate et qui reçoit une photo montrant qu'elle est bien ronde.
Pierre B.
Bonjour,
A force d'hésiter spontanément entre les deux sens, donc les deux orthographes, j'ai fini par consulter Internet... ce que je fais rarement. Et surprise, au milieu de plein de liens inutiles, je suis tombé sur le vôtre... qui traduit parfaitement mon intuition, et a l'immense mérite d'être documenté !
Je penche sans hésiter pour la conclusion de votre dernier paragraphe, la version originale sans "s".
Merci !
Denis
Merci beaucoup, M. Robert, pour votre généreux commentaire sur "Un tiens vaut mieux..." ou "Un tien vaut mieux..."
Une belle remarque comme la vôtre me redonne le goût d'enrichir de nouveau mon blogue, trop longtemps négligé!
Avec mes cordiales salutations,
Pierre Bouillon
J'ai toujours écrit un tien sans s pour la raison suivante : à mon sens ce "un tien" signifie "un toi même" donc substantif singulier . Je suis convaincu que c'est bien une erreur qui a persisté dans le temps. C'est un peu la même erreur que "deux fois plus" utilisé comme "le double" alors que ce devrait être "le triple" . Les académiciens que j'avais consultés par l'intermédiaire de leur secrétariat m'ont répondu que c'était l'usage qui primait ce qui signifie que , quand une majorité de gens parlent mal, ce sont eux qui ont raison. Je leur ai rétorqué que, dans ces conditions, il fallait préciser que "une fois plus" ne veut rien dire. Je n'ai pas eu de réponse . Combien d'exemples de ce genre...
Bonsoir et merci pour cette étude complète. Je croyais que l'expression était une contraction de "un (que tu) tiens vaut mieux que deux tu l'auras" et le "s" était normal dans ce sens.
En lisant cet article fascinant, je ne pus que remarquer la corrélation entre l'usage de "tien" avec ou sans "s" et l'usage du petit ou long "s" (respectivement). Coïncidence?
Je pense qu'il existe une manière de comprendre le s. Des mots sont peut-être absents mais supposés présents. La formule entière donnerait alors : Un que tu tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Cette explication redonne de la logique à la morphologie de la phrase : ... tu tiens ... tu auras ...
Je suis plus étonné par le manque de pluriel. Pourquoi l'aphorisme ne s'écrit-il pas : "Un tiens vaut mieux que deux tu les auras" ?
Amicalement
Hervé Moullé
Bonjour,
Je sais bien que j’arrive « après la bataille »,mais un détail me turlupine : s’il semble établi que La Fontaine n’avait pas mis d’s à tien,je constate tout de même que l’ensemble des dictionnaires,qu’ils mettent un s ou pas, considèrent assurément qu’il s’agit d’un emploi du verbe tenir, ce qui exclut le possessif,n’est-ce pas ? Quelle forme du verbe est-ce donc si ce n’est l’impératif ?
Pour l'éventuel visiteur, voici un lien vers une analyse qui me convainc plus : http://parler-francais.eklablog.com/un-tiens-vaut-mieux-qu-un-tien-a117867092
Bien vu, Monsieur Muller. Très juste!
Merci pour le lien éclairant. C'était tout simplement un impératif sans "s", et il s'est adapté.
Il me semble logique, dans une comparaison ("mieux que"), que les deux termes soient comparables:
- un "tiens"
- deux "tu l'auras"
Dans le deuxième, on voit bien que la morale de La Fontaine s'adresse à "tu". Le sens veut qu'il en soit aussi ainsi pour le premier.
Si ç'avait été un possessif, il aurait fallu écrire: "Un il est tien vaut mieux que deux tu l'auras"
Bonjour. J'ai lu avec attention votre analyse. Tant qu'on aura des personnes de votre pertinence la langue française se portera bien. Je tiens (sans jeu de mots) à vous signaler, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, que le Wiktionnaire, dans lequel je suis contributeur, fait référence à vos propos : voir ici => https://fr.wiktionary.org/wiki/un_tiens_vaut_mieux_que_deux_tu_l%E2%80%99auras
tout en gardant l'orthographe erronée de "tiens".
Salutations. Gérard GIRAUD
Je suis Espagnol et ici on dit: "C'est mieux un oiseau dans la main que cent qui volent".
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